7
Ashlyn se laissa retomber sur le lit en luttant pour retrouver son souffle. Il était revenu. Il ne s’agissait pas d’un rêve ni d’une hallucination. Maddox était réel et bien vivant. Elle avait vraiment passé la nuit dans le cachot d’un donjon. Et elle n’entendait plus les voix.
Quand il l’avait abandonnée dans cette chambre étrangement vide, elle avait cherché en vain un téléphone, puis tenté de trouver une issue pour s’enfuir – en vain également. Ensuite, la fatigue et ce silence tellement reposant l’avaient poussée à s’allonger sur le lit, et elle avait fermé les yeux en se disant que, peut-être, quand elle les ouvrirait, elle se retrouverait dans son lit, chez elle, et s’apercevrait que tout cela n’avait été qu’un rêve.
Mais hélas, il fallait se rendre à l’évidence, elle ne rêvait pas.
Quand Maddox était revenu, elle dormait profondément. Pourtant, la sensation de sa présence l’avait tirée du sommeil le plus profond et le plus paisible de toute son existence – un sommeil enveloppé d’un silence magique. En soulevant les paupières, elle avait découvert Maddox debout près du lit, qui la fixait de son insondable regard mauve, avec un visage tuméfié, couvert d’ecchymoses violacées. Elle eut la nausée en revoyant ses yeux enflés et ses lèvres fendues. Ses monstrueux compagnons avaient-ils tenté de nouveau de le tuer ?
Le tuer de nouveau… Elle eut un rire dénué de joie. Ils l’avaient tué la veille et, pourtant, il paraissait en excellents termes avec eux, comme s’il n’avait aucune raison de leur en vouloir. Comment était-ce possible ?
Elle quitta péniblement le lit. Elle se sentait fourbue, courbatue, et se déplaçait comme une vieille femme. Elle fronça les sourcils. Trop de panique et d’angoisse… Et elle n’en voyait pas la fin.
Les créatures du château avaient dû partir, car elle ne les entendait plus parlementer de l’autre côté de la porte. Tant mieux. Elle n’avait pas envie de les affronter maintenant. Ni jamais.
Elle alla jusqu’à la salle de bains et fut surprise d’y trouver des installations luxueuses qui contrastaient singulièrement avec le dénuement de la chambre et la vétusté des couloirs du château. Elle admira sans réserve les murs carrelés de blanc et le sol en marbre, la coiffeuse noire et chrome, la vasque en porcelaine, la baignoire sur pied surmontée d’un impressionnant jet de douche qui aurait convenu à un géant, et dissimulée derrière un rideau transparent.
Elle remarqua que tout était encastré dans les murs.
La suspension du plafond, avec ses branches en cuivre qui se déployaient dans toutes les directions, constituait l’unique élément décoratif de la pièce. Pas de tableaux, pas d’accessoires de salle de bains. Elle se demanda si Maddox les avait cachés de peur qu’elle ne soit tentée de le voler.
L’idée lui donna envie de rire. L’institut la payait grassement pour tendre l’oreille aux rumeurs du passé. Elle n’avait aucun souci d’argent. De plus, McIntosh avait tendance à la couvrir de cadeaux. Dès qu’elle exprimait un désir, il s’empressait de le satisfaire. Et ce qu’elle ne voulait pas lui demander, elle le commandait sur internet et se le faisait livrer.
Elle rougit en songeant à ses derniers achats. Des romans d’amour… Un costume oriental… Des sous-vêtements de cuir noir, une écharpe de soie. Et une panoplie d’entraîneuse composée d’un bandeau pour les cheveux avec de petites oreilles, d’un justaucorps et de bas résilles – idée que lui avait inspirée une héroïne de roman d’espionnage et dont elle n’avait jamais eu l’occasion de se servir, pas plus que du reste.
Elle soupira et trempa une serviette dans l’eau refroidie du bain, puis fit un brin de toilette, sans même quitter ses vêtements. Pas question de se déshabiller. Les hommes du château pouvaient revenir à n’importe quel moment.
Si Maddox te trouvait nue, ça ne te dérangerait pas…
Il te fait peur, mais il t’a offert le silence.
Le silence ne dépend plus de lui…
Maddox n’était pas près d’elle, mais les voix ne se manifestaient pas. Elle n’entendait que ses propres pensées.
Je suis guérie.
Ne tire pas de conclusions hâtives. Hier soir, dans le donjon, les voix étaient là.
— Voilà que je me parle à moi-même, murmura-t-elle en levant les bras au ciel. Je débloque.
Elle étudia son reflet dans le miroir. L’eau gouttait de son front et de son nez, elle avait les joues roses et les yeux brillants. Étrange. Elle n’avait jamais eu autant conscience d’être une simple mortelle, mais jamais non plus elle ne s’était sentie aussi vivante.
Son estomac gargouilla et elle se souvint de la collation préparée pour elle par Maddox. Ses pas la conduisirent instinctivement vers l’endroit où il avait posé le plateau, à même le sol, et elle passa devant les vêtements qu’elle avait sortis du dressing en cherchant un téléphone. Des T-shirts noirs, des pantalons noirs, des sous-vêtements noirs.
Ses seins durcirent quand elle imagina le corps musclé de Maddox vêtu d’un simple slip noir, allongé sur le lit, avec son sexe en érection qui dépasserait de l’élastique. Il la couverait d’un regard plein de désir, lui ferait signe d’approcher…
Et elle irait lentement à lui…
Elle se mordilla la lèvre. Maddox… Dans un lit… Ses genoux flageolèrent et son ventre tressaillit. Idiote ! Apparemment, dès que les voix se taisaient, elle ne pensait plus qu’au sexe.
Elle ramassa le plateau et marcha vers la fenêtre pour le poser sur le rebord. Elle choisit une grappe de raisin et prit un grain. Quand le jus sucré coula dans sa gorge, elle faillit gémir de plaisir. Puis elle se souvint qu’elle avait des soucis et qu’elle devait réfléchir à un moyen de fuir. Elle avait parlé à McIntosh de ces hommes et de ce château. Elle avait même évoqué avec lui l’intention de monter jusqu’ici. Il n’y avait plus qu’à espérer qu’il se douterait qu’elle avait entrepris l’ascension de la colline.
Viendrait-il la chercher ou déciderait-il de la laisser en pâture aux loups ? Il avait toujours été doux et prévenant avec elle, mais il ne tolérait pas l’erreur. Encore moins la désobéissance.
Il viendra. Il a besoin de toi.
Mais elle eut beau scruter le paysage par la fenêtre, elle n’aperçut que les arbres et la neige. Elle tenta de se rassurer. La forêt était vaste. Elle se plaça devant la fenêtre, pour qu’on puisse la voir de l’extérieur, et prit un autre grain de raisin.
Elle devait filer d’ici au plus vite. Plus le temps passait, plus elle perdait la tête. Elle en était déjà à imaginer l’un de ses geôliers en slip !
Heureusement, McIntosh ne tarderait pas à faire irruption dans ce château de malheur pour la tirer de là.
Et puis non… Tout bien considéré, il valait mieux qu’il n’entre pas… Il ne ferait pas le poids contre Maddox et ses compagnons. Mieux valait donc ne pas compter sur McIntosh et s’arranger pour tromper la surveillance de son geôlier. Peut-être même arriverait-elle à endormir suffisamment sa méfiance pour l’assommer quand il aurait le dos tourné. Elle se mettrait à courir à travers les couloirs du château, puis elle dévalerait la colline. Le froid et les voix l’effrayaient moins que le sort qu’on lui réservait entre ces murs.
Mais comment allait-elle s’y prendre pour détourner l’attention de Maddox ? Elle termina la grappe de raisin, puis enchaîna avec la viande et le fromage, tout en buvant quelques gorgées de vin. En quelques minutes, il ne resta plus sur le plateau que des miettes et la moitié de la bouteille. Rien ne lui avait jamais paru aussi succulent. Ah, ce jambon glacé au sucre de canne – un régal… Et ce fromage parfait, ni trop fort, ni trop doux, dont la saveur tranchait délicieusement avec le goût sucré du raisin… Quant au vin…
Ce château avait tout de même ses bons côtés.
Mais la nourriture, même excellente, ne constituait pas une raison suffisante pour rester. Et le sexe ? Non plus.
Bien sûr que non. Mais quelque chose frémit dans son ventre. C’était…
Elle n’avait pas franchement mal, mais cette sensation dans son ventre… Quelques secondes s’écoulèrent. Elle déglutit. Attendit.
Et ce fut l’explosion.
Son sang se glaça dans ses veines, son corps se couvrit de gouttes de sueur aussi froides que des glaçons qui dévalèrent sa peau comme de minuscules araignées. Elle poussa un cri étouffé, gémit, tenta de s’en débarrasser. Mais impossible. À présent, elle les voyait, les araignées, avec leurs petites pattes qui s’affolaient. Un cri étouffé gargouilla dans sa gorge, elle fut saisie d’un vertige et dut s’agripper à la fenêtre pour ne pas tomber, lâchant le plateau qui atterrit sur le sol avec un bruit métallique.
Une douleur de plus en plus aiguë et précise lui vrillait le ventre, comme si on y enfonçait un couteau de haut en bas, pour lui percer le cœur. Elle tituba en haletant et en gémissant. Des éclairs aveuglants passèrent devant ses yeux, en un arc-en-ciel de couleurs.
Sa première pensée fut qu’on l’avait empoisonnée. Seigneur… Ces araignées… Étaient-elles toujours là ?
Une violente douleur la transperça de nouveau et elle se plia en deux.
— Maddox…, murmura-t-elle faiblement.
Seul le silence lui répondit. Elle guetta un bruit de pas. Mais rien.
— Maddox ! hurla-t-elle, en mettant dans ces deux syllabes toute l’énergie qui lui restait.
Elle tenta d’avancer jusqu’à la porte, mais elle était paralysée.
Et toujours pas de bruit. Personne.
— Maddox !
Pourquoi l’appeler au secours ? C’est probablement lui qui t’a empoisonnée.
— Maddox ! répéta-t-elle. Maddox…
Malgré elle, ses lèvres prononçaient ce nom.
Les araignées tissaient maintenant leurs toiles devant ses yeux, recouvrant peu à peu l’arc-en-ciel lumineux.
— Maddox…
Sa voix n’était plus qu’un souffle rauque, une prière chevrotante.
Elle eut une crampe à l’estomac. Sa gorge enfla et se ferma, interdisant même le passage de l’air. Chaque cellule de son corps se mit à hurler un silencieux appel au secours.
De l’air, de l’air…
Ses jambes ne la soutenaient plus. Elle s’effondra à terre.
Il faut que je me débarrasse de ces araignées.
Mais elle n’en avait pas la force.
La bouteille de vin se renversa, comme pour l’accompagner dans sa chute, et le liquide rouge se répandit. Sa vue se brouilla complètement, le monde s’effrita autour d’elle, puis tout disparut et ce furent les ténèbres.
Maddox n’arrivait pas à croire ce qu’il découvrait.
— C’est… C’est impossible.
Il se frotta les yeux, mais la vision était toujours là.
— Bon sang ! Ce n’est donc pas l’odeur d’Ashlyn qui m’a dérangé toute la nuit ! s’exclama Reyes en envoyant son poing dans le mur.
Torin et Paris prenaient la chose beaucoup mieux que Reyes. Le premier se retenait d’éclater de rire, le second poussa un soupir admiratif.
— Venez à moi, mes chéries, murmura-t-il.
Dans la chambre de Lucien, il y avait quatre femmes, réfugiées dans un coin, pelotonnées l’une contre l’autre pour se donner du courage. Elles tremblaient de peur et contemplaient leurs geôliers avec des yeux écarquillés de panique.
Sauf une. Une petite blonde couverte de taches de rousseur qui les fixait d’un regard vert et furibond, en serrant les dents, comme quelqu’un qui se mord la langue pour ne pas lancer des insultes.
— Mais qu’est-ce qu’elles font ici ? s’écria Maddox. Pourquoi les avez-vous enfermées ?
— Tu ne vas pas recommencer, déclara aussitôt Aeron. Toi, tu as ton appât.
Maddox marcha vers lui en grondant tout bas. L’une des femmes gémit de terreur.
— Je croyais que nous nous étions mis d’accord, dit-il à Aeron. Tu ne devais plus t’en prendre à ma femelle.
Aeron ne recula pas.
— Mais tu ne la connais que depuis quelques heures. Tu as échangé à peine trois mots avec elle. En ce moment, nous devrions être en train de l’interroger, mais madame prend tranquillement un bain… Et pendant ce temps nous ne savons toujours pas s’il y a d’autres chasseurs dans les parages, ni ce qu’ils nous réservent.
— Cette femme n’est pas un appât. Elle a tenté de me secourir à plusieurs reprises.
— Elle jouait la comédie.
Maddox dut s’avouer qu’il avait, lui aussi, songé qu’Ashlyn pouvait jouer la comédie, mais apparemment, cela ne suffisait pas à le rendre prudent. Furieux contre lui-même, il recula. Puis il se tourna vers Lucien.
— Pourquoi sont-elles ici ? demanda-t-il.
La présence de ces femmes lui paraissait toujours aussi invraisemblable, mais il avait retrouvé son calme. Du moins, autant que possible.
Lucien échangea un regard avec Aeron qui désigna le couloir du menton. Ils comprirent et sortirent sans poser de question. Lucien passa en dernier et referma la porte à clé derrière lui.
En dévisageant ses compagnons, Maddox constata qu’ils étaient, comme lui, en plein désarroi. Aucun d’entre eux n’avait jamais osé faire entrer une femme dans le château, pas même Paris – du moins à sa connaissance –, et voilà qu’aujourd’hui les femelles y étaient presque aussi nombreuses que les guerriers. La situation était surréaliste.
— Eh bien ? demanda-t-il.
Aeron lui expliqua que les dieux avaient été détrônés par les Titans et que ces derniers l’avaient convoqué pour lui ordonner de tuer quatre femmes innocentes – en le prévenant qu’il deviendrait un monstre sanguinaire s’il refusait d’obtempérer.
Maddox écouta son récit sans un mot, stupéfait, traversé par des vagues d’incrédulité et de peur.
— Mais pourquoi les nouveaux dieux ont-ils choisi Aeron pour… ?
Il s’arrêta net et se mordit la lèvre.
C’est ma faute. Je suis responsable. J’ai défié les dieux à voix haute, pas plus tard qu’hier : Je les ai insultés.
C’était probablement leur façon de riposter.
Il jeta un regard consterné du côté de Torin. Celui-ci le fixa avec un éclat luisant et froid dans les yeux. Puis il se détourna et appuya sa main gantée sur le miroir suspendu devant lui. Maddox fut frappé par sa pâleur. Pas plus tard que la veille, ils s’étaient moqués des dieux en prétendant qu’ils ne les craignaient plus. Ils avaient cru qu’on ne pouvait rien leur infliger de pire que ce qu’ils vivaient déjà.
Ils s’étaient cruellement trompés.
— Nous ne pouvons pas abandonner Aeron à son sort, poursuivit Lucien en interrompant les sombres pensées de Maddox. Il est sur le point de craquer. Comme nous tous.
Reyes donna encore un coup de poing dans le mur, tout en poussant un grognement. Les taillades mal cicatrisées de ses avant-bras se rouvrirent sous le choc, et des gouttelettes de sang éclaboussèrent la pierre.
— Ces Titans savent sûrement ce qui risque de se passer si Aeron leur obéit, dit-il en découvrant les dents. Ils savent que nous marchons sur la corde raide et que nous pouvons basculer à tout instant du côté du mal. Qu’est-ce qui leur prend ?
— Je sais ce qui leur prend, murmura tristement Maddox.
Tous les regards convergèrent vers lui.
Mort de honte, il leur raconta ce qui s’était passé la veille.
— Je ne m’attendais pas à une telle réaction, conclut-il piteusement. Surtout que j’ignorais que les Titans avaient pris le pouvoir.
— Je ne sais pas quoi dire, commenta Aeron.
— Moi, je sais, coupa Paris. Et je dis merde !
Maddox renversa la tête en arrière, vers le plafond.
Je croyais me moquer des dieux grecs, eut-il envie de hurler. Eux, ils n’auraient pas réagi. Ils auraient continué à m’ignorer.
— Tu crois qu’Ashlyn est aussi une punition des Titans ? demanda Lucien.
Maddox serra les dents.
— Oui, répondit-il sèchement.
Bien sûr qu’elle était une punition. Il y avait déjà songé quelques instants plus tôt. Elle était arrivée juste après le défi qu’il avait lancé aux dieux, elle l’obsédait, elle le rendait fou de désir. Mais il n’avait pas pensé qu’elle était un présent des Titans.
— Ils ont dû nous envoyer les chasseurs en sachant que ceux-ci utiliseraient Ashlyn et que sa présence me déstabiliserait, admit-il.
— Aeron a été convoqué avant que tu n’insultes les dieux, fit remarquer Torin, qui n’avait pas l’air convaincu. Et de plus, tu ne les avais pas encore insultés quand Ashlyn est apparue sur mes caméras de surveillance. Donc, ça ne colle pas. Ils ne pouvaient pas prévoir que tu les défierais.
— Tu en es certain ? Admettons dans ce cas qu’ils ne l’aient pas envoyée, mais qu’ils aient décidé de l’utiliser parce qu’elle se trouvait là.
Il ne voulait plus en démordre. Seule une intervention divine pouvait expliquer l’intensité de ce qu’il ressentait pour Ashlyn.
— Je vais m’occuper d’elle, ajouta-t-il d’un air sombre.
Tout son être se révolta contre cette promesse. Il aurait bien voulu ravaler ses mots…
— D’elle et des quatre autres, précisa-t-il.
Paris haussa un sourcil interrogateur.
— C’est-à-dire ?
— Je vais les tuer, répondit-il tristement.
Il avait fait bien pire. Il n’en était plus à quelques meurtres près. Et pourtant… S’il tuait Ashlyn, il ne vaudrait pas mieux que Passion. Il deviendrait un être voué au mal.
Mais il avait fait entrer le malheur dans ce château et c’était à lui de réparer. Serait-il capable de s’en prendre à Ashlyn ? Il n’en était pas sûr et préférait ne pas réfléchir à la question pour le moment.
— Tu ne peux pas tuer les quatre qui se trouvent dans la chambre de Lucien, objecta Aeron d’un air aussi sombre que le sien. C’est à moi que les Titans ont confié cette tâche. Qui sait comment ils réagiraient, si nous n’obéissions pas strictement à leur ordre ?
— J’entends tout ce que vous dites, espèces de malades, fit une voix de femme derrière la porte. Si vous tentez de nous tuer, je jure que c’est moi qui vous tuerai.
Il y eut quelques secondes d’immobilité et de silence.
— Elle ne serait pas capable d’accomplir une telle prouesse, fit remarquer Reyes en faisant la moue. Mais j’avoue que j’aurais aimé la voir à l’œuvre.
Il y eut un bruit sourd contre le battant. Un coup de poing, sans doute.
— Laissez-nous partir ! Vous m’entendez ? Laissez-nous partir !
— Nous vous entendons, femme, répondit Reyes. Vous gueulez si fort que les morts vous entendent aussi, j’en suis certain.
Reyes, d’ordinaire si sérieux, éprouvait le besoin de plaisanter. C’était très mauvais signe. Il n’avait recours à l’humour que dans des situations désespérées.
Et en effet, la situation était désespérée. Maddox nageait en plein cauchemar. Il allait devoir interroger Ashlyn, la tuer pour l’empêcher de le manipuler. Puis il lui faudrait se charger des femmes d’Aeron, et ensuite apaiser le courroux des nouveaux dieux.
Mais comment ?
S’il implorait leur pitié, les Titans risquaient de lui ordonner un acte encore plus vil – acte qu’il refuserait de commettre. Et la situation empirerait encore.
Il se sentit pris au piège.
— Et si je posais tout simplement la main sur elles ? proposa Torin en se tournant vers le petit groupe.
Ses yeux brillants étaient du même vert que ceux de la petite femme aux taches de rousseur. Sauf que ceux de la femme exprimaient la haine et que les siens ne reflétaient que le désespoir.
— Si elles meurent de maladie, personne n’aura rien à se reprocher, expliqua-t-il.
Personne, sauf lui.
— Non ! protestèrent en chœur Aeron et Paris.
— Ils ont raison, renchérit Lucien. Pas de maladie. La maladie, c’est contagieux. Nous risquerions de déclencher une grave épidémie.
— Pas si nous les gardons ici, enfermées, insista Torin.
Lucien soupira.
— Tu sais bien que c’est faux. La maladie trouve toujours un moyen de se propager.
— Vous avez l’intention de nous infecter avec un virus ? cria la voix de la blonde, depuis l’autre côté de la porte. Vous êtes des pervers ! Vous me dégoûtez.
— Tais-toi, Dani, ordonna une autre voix. Ne les excite pas contre nous.
— Mais, grand-mère…
Les voix faiblirent. La grand-mère avait probablement réussi à éloigner la blonde de la porte. Maddox la jugea courageuse, aussi courageuse qu’Ashlyn qui avait pris sa défense, puis lui avait tenu tête en exigeant de voir ses cicatrices. Elle avait même osé effleurer ses blessures… Chaque fois qu’ils se touchaient, des étincelles jaillissaient entre eux – un phénomène qu’il ne s’expliquait toujours pas.
Le pouvoir de la tendresse, sans doute…
Il secoua la tête. Cette sensiblerie frôlait le ridicule, et il était bien décidé à la combattre jusqu’à son dernier souffle. À propos de dernier souffle, il était censé mourir dans un peu moins de treize heures. Le temps lui était compté… S’il voulait Ashlyn…
Il décida de la posséder au plus vite, comme la simple femelle qu’elle était. Elle gémirait et crierait son nom, elle enroulerait ses cuisses autour de sa taille et… Non, non… Pas les cuisses autour de la taille.
À quatre pattes. Il la chevaucherait en agrippant ses magnifiques cheveux. Elle se cambrerait, tête en arrière, en poussant un cri de douleur et de plaisir. Il irait et viendrait dans son fourreau humide et chaud.
Mais la tendresse…
Pas de tendresse, non. Elle le supplierait de recommencer. Et il le ferait. Il…
— Tu commences à me porter sur les nerfs, intervint Aeron en le poussant violemment contre le mur. Tu transpires et tu halètes, tes yeux sont rouges et ils brillent. Tu n’es donc pas capable de faire un petit effort pour résister à Passion ?
L’image d’Ashlyn nue et se trémoussant devant lui s’évanouit.
— Calme-toi, fit la voix posée de Lucien à travers le brouillard. Si tu continues comme ça, nous allons devoir t’attacher. Et qui prendra soin d’Ashlyn ?
Le sang de Maddox se figea. Ils n’hésiteraient pas à l’enchaîner, il le savait, et des chaînes en plein jour, non ! À minuit, il n’aurait pas le choix, s’il ne voulait pas blesser Reyes et Lucien, mais si on le ligotait à son lit maintenant, il ne lui resterait plus qu’à admettre qu’il était désormais soumis à l’esprit malfaisant qui l’habitait.
Ses compagnons le fixaient. Ils attendaient.
— Je suis désolé, grommela-t-il.
Quelque chose clochait, chez lui. Cette valse hésitation entre lui et l’esprit était parfaitement ridicule. Et gênante. D’ordinaire, leur combat intérieur était plus discret.
Il aurait eu besoin d’un peu d’exercice physique en guise d’exutoire. Ou d’une bonne bagarre avec Aeron.
— Ça va mieux ? demanda Lucien.
Tout en se demandant combien de fois Lucien allait devoir lui poser cette question, Maddox acquiesça d’un hochement de tête.
Lucien croisa les mains dans le dos.
— Maintenant que le problème Maddox est réglé, parlons des raisons pour lesquelles je vous ai amenés ici.
— Parlons surtout des raisons pour lesquelles tu as amené ces femmes ici, rétorqua Paris. L’ordre reçu par Aeron ne justifie pas que…
— Ces femmes sont ici parce que nous ne voulions pas prendre le risque qu’elles quittent Budapest et qu’Aeron soit contraint de les suivre, coupa Lucien. Si par malheur elles parviennent à s’échapper, ne les tuez pas, ramenez-les ici, dans ma chambre. Sans leur parler. Sans leur faire de mal. Elles seront nos hôtes tant que nous n’aurons pas trouvé le moyen de libérer Aeron de la tâche ingrate qui lui incombe. C’est compris ?
Ils acquiescèrent un par un. De toute façon, ils n’avaient pas le choix.
— Pour l’instant, ne vous préoccupez pas d’elles. Reposez-vous. Vaquez à vos occupations. J’aurai bientôt besoin de vous, n’ayez crainte.
— En ce qui me concerne, j’ai l’intention de me soûler, grommela Aeron en se passant la main sur le visage. Des femmes dans le château… murmura-t-il en s’éloignant. Il ne nous reste plus qu’à inviter toute la ville à venir faire la fête.
— Ça serait marrant, commenta Torin. Ça m’aiderait peut-être à oublier votre encombrante camaraderie.
Sur ce, il disparut.
Reyes ne prononça pas un mot et partit en dégainant un poignard, geste qui en disait long sur ce qu’il projetait. Maddox lui aurait bien proposé de le taillader pour lui éviter l’humiliation de se mutiler, mais il l’avait déjà fait à plusieurs reprises et Reyes avait toujours refusé son aide.
Maddox comprenait pourquoi. Reyes ne voulait pas devenir un fardeau. Ils avaient tous leurs démons à combattre, et chacun se débrouillait comme il pouvait en évitant de peser sur les autres.
Mais ce que Reyes ignorait, c’est qu’aujourd’hui, Maddox aurait apprécié cette diversion.
— À plus tard, bande de minables, lança Paris. Je vais faire un tour en ville.
De fines rides soulignaient ses yeux, qui n’étaient plus d’un bleu vif, mais terne, conséquence du manque de « vitamines », comme il disait.
— Je n’ai pas eu de femme hier soir, et pas de femme ce matin. Tout ce remue-ménage…
Il désigna la porte de la chambre de Lucien d’un geste las.
— … À bouleversé mon emploi du temps.
— File, lui dit Lucien.
Il hésita et jeta un regard en coin du côté de la porte, tout en s’humectant les lèvres.
— Si tu me permettais d’entrer…
— File, répéta Lucien d’un ton impatient.
— Dommage pour elles, commenta Paris en haussant les épaules.
Puis il disparut au coin.
Maddox savait qu’il aurait dû proposer à Lucien de monter la garde devant la chambre. Après tout, il était responsable de la présence de ces femmes. Mais il ressentait le besoin d’aller retrouver Ashlyn. Ou plutôt il en avait envie. Juste envie. Il n’avait besoin de rien. Et sûrement pas de cette femelle qui était venue jusqu’ici pour des raisons douteuses.
Mais les Titans pouvaient se manifester de nouveau, et Maddox décida qu’il était prudent de rejoindre Ashlyn au plus vite. Et tant pis s’il n’avait pas complètement maîtrisé Passion. Mieux valait posséder sa femelle, avant que ses camarades ne l’obligent à la tuer.
— Lucien…
— Vas-y, coupa Lucien. Fais ce qu’il faut pour te calmer. Ta femelle…
— Je ne tiens pas à parler d’Ashlyn, s’empressa-t-il de répondre.
Il savait déjà ce qu’allait dire Lucien. Débarrasse-nous de ta femelle… Pas la peine de le lui rappeler.
— Je ne veux plus la voir, insista Lucien. Possède-la, puisque tu y tiens, et ensuite arrange-toi pour que tout rentre dans l’ordre. Comme avant.
Maddox acquiesça, puis se détourna, tout en se demandant si ça valait vraiment la peine de se battre pour que tout rentre dans l’ordre, comme avant.